jour 4 – 21 mars 2020
D’une sélection à l’autre
Dans les journaux et sur les plateaux de télévision, les analyses abondent. Chacun cherche à faire servir sa discipline ou sa vision du monde pour éclairer ce que l’on vit. Il y a une certaine maturité et une certaine générosité dans ce partage, dont il faut souligner qu’il évite le plus souvent le registre du bouc-émissaire. Seules quelques pensées désolantes venues à l’esprit de gens qui ne peuvent vivre sans ennemi, cherchent à propager l’idée que ce serait la faute à ceci ou à cela, à la mondialisation, à la technoscience, à tel groupe ou à telle mentalité. Ces spécialistes des accusations fantasmatiques sont heureusement ultra- minoritaires. Nous ne sommes plus dans Les Animaux malades de la peste où Jean de la Fontaine, chez qui la beauté du style donne une saveur toute particulière à l’intelligence, a ce vers de circonstance : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ». C’est pour enrayer la malédiction, assimilée à un courroux divin, qu’on cherche le coupable dont le châtiment ressoudera la société désemparée. Tous les Haros sur le baudet du monde, toutes les stigmatisations viennent de ce besoin de trouver un coupable.
les sélections
Loin de cet état d’esprit, c’est plutôt la maturité qui règne, celle de s’épargner les faux procès et de rester, vis-à-vis du fléau, rationnel et pragmatique. Mais cette rationalité n’en est pas moins confrontée à des vrais problèmes qui tournent souvent autour du thème de la sélection. Il n’est donc pas sans intérêt de questionner cette notion dont au moins quatre occurrences sont majeures dans la crise traversée.
D’abord, il se confirme que nous ne sommes plus « darwiniens », dans le sens vulgaire du terme ; nos sociétés cherchent plutôt à atténuer la sélection naturelle régie par l’aptitude à survivre. Sans cela, les plus faibles et les plus fragiles auraient été laissés. Nous sommes même tellement loin, partout dans le monde, de cette vision, que l’on préfère confiner un milliard de personnes plutôt que de faire courir des risques à ceux qui ne les supporteraient sans doute pas. Mais c’est là ne plus être darwinien « au sens vulgaire du terme », car Darwin lui-même n’était pas « darwinien ». Il pensait à raison que les cultures humaines étaient souvent des systèmes correctifs, atténuateurs ou même réversifs de l’évolution. La culture existe pour que la force seule ne triomphe pas.
Cela étant, si une sélection culturelle cherche à corriger la sélection naturelle, ce n’est pas sans critère. C’est là que l’on voit une seconde occurrence du thème de la sélection. A vrai dire, elle se fait moins sentir en Europe où les systèmes de soin cherchent l’égalité qu’aux États-Unis, par exemple, où l’accès à des soins de qualité n’est possible qu’aux personnes qui ont contracté des assurances souvent onéreuses. La sélection est là économique. Ce n’est pas le cas en Europe, ce qui n’empêche pas qu’il faille aussi, dans les hôpitaux, procéder à des choix. L’immense tristesse des médecins de certaines régions d’Italie, d’Espagne ou de France, tient à ce qu’ils ne peuvent soigner tout le monde. Ils doivent choisir qui sauver, au-delà des critères que la médecine d’urgence connaît déjà. C’est pour éviter la multiplication de ces situations déchirantes en cas de saturation, que le confinement fut instauré. Il est une stratégie précieuse pour éviter de procéder à trop de sélections.
Cependant, par un déplacement compréhensible, c’est le confinement qui lui-même qui est traversé par de nouveaux processus de sélection parfois très durs, qui, quant à eux, sont de nature socio-économique. On s’en rend tous compte : dans certaines situations, ces jours étranges sont aisément supportables, hormis quelques angoisses, tandis qu’ils sont difficiles à endurer pour d’autres. Le confinement est moins douloureux pour les employés, mais parfois cruels pour les indépendants coupés de leurs ressources. Il affecte peu les fonctionnaires, mais est redoutable pour les gens en situation précaire. Toute l’économie clandestine, celle qui alimente bien de familles grâce à des petits boulots au noir, est en panne et sans plan B. L’heure n’est pas aux leçons de vertu : il faut aussi qu’ils passent le cap. On n’a pas dit combien de personnes avaient eu réellement faim lors du lockdown chinois. Il n’est du reste pas sûr qu’on le sache un jour. Ceci montre bien qu’une nouvelle sélection voit le jour, qui doit impérativement être corrigée. Elle s’accompagne en outre d’une sorte de sélection familialiste. Une famille unie, logée, traversera sans doute la crise sans encombre, tandis que les cohabitations difficiles et les systèmes familiaux en crise endurent comme une double peine. C’est là que cela risque de faire le plus mal.
Or, chapeautant ces trois registres où des sélections sont en jeu, il est un quatrième et dernier registre où un processus d’arbitrage se poursuit. Pour le moment, avec un fort consensus mondial, les autorités ont fait passer la crise économique après la crise sanitaire. Elles ont sacrifié des points de croissance pour préserver des populations. C’est le bon sens même, c’est l’évidence, et l’on ne peut que se réjouir que cette sélection de la priorité ultime ait démenti les accusations de cynisme généralisé de nos systèmes. Ne nous réjouissons cependant pas trop : elle a aussi quelque chose de sacrificiel, et peut mener à un appauvrissement rude pour certaines populations si l’on va trop loin.
Transformer les sélections aveugles en arbitrages rationnels
Le propre d’une crise est de mettre à nu les processus de sélection. Les choix y sont plus dramatiques. L’on ne dispose pas de cette possibilité offerte, en temps normal, pour contrebalancer une préférence sur un plan par une autre, sur un autre plan. Il y faut plus de radicalisme. La maturité de nos démocraties est d’être parvenues à transformer les sélections aveugles en arbitrages rationnels. C’est la grandeur de la politique en temps de crise que de prendre ce genre de décisions difficiles. Mais soyons lucides, chaque sélection est aussi un abandon. C’est pourquoi il est d’ores-et-déjà important de penser à tous les processus de correction. A la sélection, qui est de l’ordre de la force ou de la fatalité, il faut savoir opposer une réponse qui soit de l’ordre de la justice.