Philosophe

Journal d’un philosophe confiné (la libre belgique, 2020)

jour 13 – 30 mars 2020

corona-médias

La crise planétaire oblige toutes les activités à évoluer et provoque comme un effet de bougé parmi les êtres et les choses. Les médias n’échappent pas à cette modification de leur manière ordinaire de procéder. Davantage même, c’est leur mode d’être qui a changé de nature depuis que tout journal digne de ce nom doit ouvrir son édition sur le coronavirus, poursuivre en l’analysant, terminer en le commentant, sans oublier la rubrique nécrologique. Les autres informations, certes, continuent à exister ; mais de même que les malades légèrement atteints de pathologies différentes hésitent à se présenter dans les hôpitaux, les nouvelles légèrement importantes rechignent à se faire entendre. Tous les médias vont au corona ; et le corona va à eux tous. L’information sur le virus circule plus vite que le virus lui-même.

Mais si l’être-même des médias s’en voir affecté, c’est parce la logique ordinaire qui les sous-tend s’est altérée dans cette crise. S’ils sont « médias », c’est qu’ils sont entre le sujet et le monde : leur tâche est habituellement intermédiaire. Or la vie confinée dans les bulles de trois milliards d’individus a un impact corrosif sur ce schéma : le monde a en effet disparu pour les sujets. Ils ne peuvent tout simplement plus sortir de leur rue ou de leur quartier pour aller à sa rencontre. Partant, la connaissance que ces sujets ont du monde n’est plus, comme habituellement, à la fois directe et médiatisée par les médias. Elle n’est plus qu’indirecte. Les médias font ainsi face, malgré eux, à une tâche toute nouvelle, risquée d’un certain point de vue, passionnante mais lourde pour les journalistes vigilants : devenir le vecteur presque monopolistique de la représentation du monde. Ils ne sont plus un prisme parmi d’autres, que l’on peut toujours confronter à une prise d’information directe ; ils ne sont plus un intermédiaire, mais le reflet d’un monde dérobé aux regards ordinaires. Notre immobilité nous rend beaucoup plus dépendants d’eux. Les sites web des quotidiens connaissent des pics de fréquentation. Les journaux télévisés qui s’essoufflaient un peu redeviennent des moments de synchronisation des attentions, comme le furent pendant la guerre les mythiques TSF.

Sans eux, nous serions aveugles

La perte du monde qui oblige les médias à produire en temps réel un reflet du monde pose de très nombreuses questions. Notons d’abord que cette montée en puissance de la tâche et de la responsabilité s’accompagne paradoxalement d’une chute importante des revenus pour les journaux. Les publicitaires se font plus rares car leurs commerces sont fermés ; les kiosques ont dû tirer le volet ; les événements et concerts dont ils étaient partenaires sont annulés. Vache maigre, donc, et période difficile pour certains d’entre eux, mais moment historique à ne rater sous aucun prétexte. Car privé du monde, les individus n’habitent plus que ce monde-reflet. Presque tout ce que nous savons du coronavirus, de son développement, de ses conséquences économiques et sociales, nous le savons par les médias. C’est colossal. Sans eux, nous serions aveugles et désemparés. Bien sûr, les réseaux sociaux continuent leur alimentation permanente en faits, analyses et anecdotes. Mais leur bourdonnement et leur noyautage par la parodie joue en l’occurrence contre eux, comme si les individus avaient besoin de paroles « officielles ». De leur statut ancien de source d’information parmi d’autres, les médias sont ainsi en passe de devenir les instances ultimes d’organisation et de validation de l’information. Certes, toute la Modernité est une vaste entreprise de délégation (même pour ce qui est des pommes, on commence à en déléguer le processus d’épluchure), mais jamais la délégation du savoir à des instances tierces n’avait été aussi loin.

Quand le réel en fait trop

A situation exceptionnelle, responsabilité inédite. Constituer chaque jour un reflet du monde demande un vrai professionnalisme. Dans cette tâche, au moins les médias ne seront-ils pas embarrassés par la traditionnelle peur d’en faire trop ou pas assez. Car en l’occurrence, c’est le réel qui en fait trop. C’est lui qui exagère, qui dépasse toutes les bornes et toutes les proportions ; on n’en fera donc jamais trop pour représenter ces immenses villes à l’arrêt, ces décrochages historiques des bourses, ce reconditionnement de halls sportifs en morgue. Il y a d’ailleurs là une vraie difficulté. Les médias sont plus habitués à exagérer sur le réel qu’à traiter d’un réel qui exagère. Les mots pâlissent, les images sont partielles : le réel a dix longueurs d’avance.

C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il s’agit d’un excellent sujet médiatique, avec ses incertitudes et ses deuils, son évolution et sa diffraction planétaire. Mais quelle difficulté pour le traiter ! La meilleure manière d’en prendre la mesure est de se projeter 7 ans en avant et de se représenter mentalement l’étude ultime que l’Université d’Harvard ou une de ses épigones publiera alors, à la rentrée 2027, sur la Crise Mondiale du coronavirus. L’ouvrage aura 5 tomes qui coûteront 123 dollars chacun, et l’on y trouvera, signé par les meilleurs spécialistes, tout ce que l’on doit savoir : une description rigoureuse du virus, une étude de tous les traitements connus, l’histoire de sa progression dans chaque pays, la notation des réponses médicales, la comparaison détaillée des coûts et bénéfices des politiques nationales, l’impact des mentalités nationales sur le respect des politiques sanitaires, le chiffrage de la crise économique, l’analyse sans concession du rôle de l’OMS et du FMI, sans oublier une petite cauda éthique sur le mode du « On ne nous y reprendra plus ». Quand il s’agit de faire le point, les universitaires sont prodigieux de rigueur. Mais pour connaître cette clarté-là, il faudra attendre 7 ans. Pour le moment, c’est l’obscurité qui règne. Ignorance sur l’évolution des courbes ; limites de la connaissance scientifique ; incertitudes sur les traitements ; impossibilité de comparer les effets des politiques ; secret d’état et censure dans bien des pays ; trou noir de l’information ; modification du comportement des marchés boursiers par les commentaires sur ces marchés ; plaintes du public ; joies solidaires du même public. Tout cela, ce n’est rien d’autre que l’ordinaire silhouette du présent sur lequel la poussière du temps qui passe n’est pas encore retombée, mais dans la proportion ici d’un emballement mondial. En comparaison de la grande clarté qui nous attend dans 7 ans, les journalistes doivent se contenter des éclairages locaux qu’ils jettent sur les terrains auxquels ils ont accès et sur les discours qui leur semblent les plus crédibles. C’est peu par comparaison, mais c’est un apport énorme pour les confinés des bulles qui nous sommes dont les seules fenêtres qui permettent de voir à distance sont des écrans et des journaux.

Vigilance

La question de la qualité de l’information est centrale dans toute démocratie. La plus grande vigilance doit donc toujours régner, à commencer par celle des journalistes eux-mêmes, d’autant plus qu’ils produisent maintenant un reflet du monde. N’oublions pas que dans tout régime autoritaire digne de ce nom (et il y en a des cohortes sur cette planète !), la production d’un reflet du monde est l’apanage réservé du pouvoir. Toute représentation de la réalité est une transformation de cette réalité, c’est dire qu’il est capital, quand on exerce le métier de dictateur, de la contrôler intégralement. Dans les démocraties libérales, cette fonction échappe au pouvoir, qui cherche bien sûr à la manipuler et à y interférer, mais ne peut le faire qu’en tant qu’acteur officiel et connu parmi d’autres. Cependant, si elle échappe au pouvoir, la fonction n’en reste pas moins extraordinairement sensible et convoitée, source aussi bien de dérives que lieu d’un espoir sincère dans la confiance qu’on peut lui apporter. En y réfléchissant, il semble que deux facteurs de poids permettent de conforter cette confiance, ce qui n’empêche pas de rester vigilant. D’abord, le fait que ce processus de constitution d’un reflet du monde est l’œuvre d’une intelligence collective décentralisée. Il n’y a pas une voix suprême, mais un essaim de paroles et de commentaires divergents, de reprises, d’amplifications, de validations, de réfutations, de péremptions, de réflexions et d’autocritiques parfois maniaques. Démocratique dans son processus d’élaboration, l’information tend à le rester dans sa diffusion, qui sera elle aussi continûment mise en question. La deuxième caractéristique qui peut conforter la confiance est le caractère « bifocal » de sa production. Il semble en effet qu’une information de qualité soit la convergence de deux visions différentes et complémentaires : une vision par laquelle on voit des « faits » et rien que des faits (avec le moins possible d’interprétation et de politique) et une autre vision qui considère au contraire que « tout est politique ». L’important est de faire converger ces deux foyers en une nouvelle vision bifocale. Sans fait, la politique est propagande ; sans politique, le fait est muet. Trouver la juste distance est le grand art du métier, en attendant le moment où il pourra reprendre son rôle d’intermédiaire, car les pouvoirs spéciaux que le réel lui a arrogé ne peuvent avoir qu’un temps.

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