Philosophe

Journal d’un philosophe confiné (la libre belgique, 2020)

jour 14 – 31 mars 2020

Plutôt que croissance vs. décroissance, merdique vs. Qualité

La très vieille dispute entre les motivés de la croissance et les apôtres de la décroissance s’est rouverte de plus belle à la lumière des événements récents. Les premiers, face au monde en panne, comptent les jours et attendent qu’une reprise des activités puissent ramener dans le système une certaine intensité, nécessaire à sa survie. Les seconds, observant les oiseaux chanter sans concurrence dans les villes, se réjouissent du coma planétaire et plaident pour un prolongement de l’expérience. Ils connaissent, sans triomphe facile, leur heure de gloire en disant qu’ils l’anticipaient depuis longtemps, ce bug dans le productivisme, et qu’il fallait s’attendre, à force de frénésie, à voir tôt ou tard l’orgueil humain contesté par un petit virus. La voilà venue, cette décroissance forcée ! Et c’est tant mieux, ajoutent-ils, on respire enfin. C’est tous les jours dimanche sans voiture. Les gens débordent de solidarité, en n’ayant plus guère, il est vrai, l’occasion de se fréquenter ni de devoir se supporter. Les commerces de proximité et les labels biologiques prospèrent, tandis que le commerce avec la Chine semble appartenir au monde d’avant. Les activités importantes comme les soins, l’approvisionnement, la sécurité civile ou encore le maintien de l’ordre, souvent des services publics du reste assez mal payés, sont au front, tandis qu’on se rend compte qu’une société peut être temporairement viable sans une série de professions insérées, disent-ils, en parasite sur les chaînes de production. Le gel du productivisme les a chassés. C’est, pour la décroissance, l’entrevision du Grand Soir.

Mais comme dans toute bonne dispute, le camp adverse a autant de contre-arguments que l’autre croyait avoir de preuves. Elle est jolie, disent-ils, cette décroissance qui jette dans l’angoisse des populations qui ont vu radicalement baisser traitements et salaires, qui se demandent comment faire face aux échéances des emprunts, et qui finissent par trouver que les rayons vides des supermarchés ressemblent beaucoup à leurs frigos pareillement vidés. C’est la politique des volets clos, des commerces fermés, des restaurants forcés à accommoder tous leurs plats à la frigolite, du cinéma à distance ; un monde sans concert ni théâtre, sans université ni école, où tous sont devenus égaux devant l’ennui ou du moins la monotonie. Si c’est cela, décroître, vivement le retour de la croissance, rétorquent-ils. On retrouvera au moins un peu de vie dans les rues.

Le problème est mal posé

Et les décroissants de crier à la mauvaise foi, puis d’attaquer autrement, avant que les partisans de la croissance ne renchérissent en ouvrant un autre front. On pourrait les laisser des jours, ils ne seraient jamais à court d’arguments. De toutes façons, ils ne se comprendront jamais. Et pour être franc, je peine aussi à les comprendre, et soupçonne que leur lutte soit stérile car le problème mal posé. Croître, ne pas croître… Mais qu’est-ce qui doit croître ? Le taux de remploi des capitaux investis ou la considération que l’on témoigne aux infirmières ? La recherche d’un vaccin ou la rentabilité du secteur pharmaceutique ? Et pareillement, qu’est- ce qui doit décroître ? Le commerce mondialisé ou les allers-retours des Antonov russes qui apportent en France des masques chinois ? La production de légumes bios ou la production de légume bon marché qu’attendent des centaines de millions de consommateurs attirés par les petits prix. Enfin, les chaînes industrielles qui produisent tout à la fois des voitures et des respirateurs, doivent-elles accélérer ou freiner la cadence ?

Croître comme décroître ne sont en réalité que des processus neutres, qui ne peuvent être évalués qu’en fonction du sujet dont il est question. Si l’on en restait là, il n’y aurait pas débat. Mais les choses sont plus complexes, car sous cette neutralité se cachent aussi deux idéaux types que tout oppose : celui d’une part du monde bancaire, qui sait que plus il prête d’argent, plus sa capacité d’encore prêter croît, processus théoriquement infini et indépendant des activités pour lesquelles il consent ces prêts ; et, celui, d’autre part, de spiritualistes vaguement religieux qui se sentent coupables d’avoir délaissé l’essentiel, c’est-à-dire la nature ou l’innocence, et qui pensent qu’à force de dépouillement, voire de pauvreté, ils feront le salut de leur âme et de leur corps. Ces deux idéologies que tout oppose, et dans lesquelles on peut retrouver la querelle médiévale entre les riches Bénédictins et les pauvres Franciscains, est trop caricaturale pour être prise au sérieux. C’est pourtant elle qui irrigue la foi et la mauvaise foi des deux camps.

La qualité et le merdique

Comment sortir de l’impasse ? Pour ce faire, il faut un critère sur lequel se mette d’accord, qui ne soit pas seulement un processus (croissance/décroissance), ni une idéologie (opulence/dépouillement), mais un attracteur, un but sur lequel la majorité pourrait se mettre d’accord, ainsi qu’un repoussoir qui engloberait ce que l’on désire éviter. Deux candidats à cette fonction de critère pourraient aujourd’hui être la qualité et le merdique. La qualité, au centre de laquelle réside la qualité de vie des individus (leur dignité, leur robustesse, leur relationnalité), la qualité des soins auxquels ils ont droit, de leur enseignement, de ce qu’ils consomment, la qualité de l’eau qu’ils boivent et de l’air qu’ils respirent, de ce qu’ils produisent, de la manière dont ils se comportent vis-à-vis de la société et de l’environnement. Des consensus pragmatiques et peu idéologiques peuvent rapidement être trouvés pour définir cette qualité, qui est systémique car elle ne s’arrête pas à un résultat, mais doit concerner toute la chaîne de production. Et de l’autre côté, à endiguer et à réduire, l’immense domaine du merdique : les outils qui cassent, les aliments fades, les masques troués ou absents, les produits nocifs, les polluants, le toxique, le fake, le cheap, le trompeur, le geste fourbe, la parole menteuse : la liste est longue de ce qui, depuis plusieurs siècles, pèse sur la Modernité et la défigure. Au lieu d’en rester au dialogue de sourd entre croissance et décroissance, il y a fort à parier que se centrer sur la croissance de ce qui sert la qualité de vie des individus, et sur la décroissance de ce merdique qui lui est nuisible, pourrait nous mener plus loin, et plus simplement. C’est ce que j’ai cherché à montrer dans mon Traité des libres qualités. Libres, ces qualités doivent en effet l’être, car à côté des nombreuses qualités contrôlées dans nos sociétés de la connaissance et du contrôle, la place centrale doit être laissée aux libres qualités des individus.

Le contrôle, cependant, peut avoir du bon. On le décrie souvent, mais avec un peu trop d’hypocrisie, car quiconque prend un ascenseur aime à le savoir contrôlé par une firme agréée, de même que les contrôles de la qualité de l’air ou de ce que nous mangeons sont essentiels. Ceci nous ramène au point de départ de la crise qui nous occupe. Car n’aurait-on pas apprécié, tous tant que nous sommes sur cette planète, que le petit marché de la ville d’Huwan soit soumis à quelques rigoureux contrôles qualité, afin que ne s’échappe pas ce coronavirus, franchement merdique ?

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