Philosophe

Journal d’un philosophe confiné (la libre belgique, 2020)

Jour 5 – 22 mars 2020

tout est possible

Une pensée d’Hannah Arendt me revient souvent en tête, ces jours-ci : « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible ». L’on en comprend la profondeur un dimanche comme celui-ci, qui ressemble à un samedi, et qui ne différera sans doute pas beaucoup du lundi. Du reste, chaque jour désormais ressemble à un dimanche sans voiture, et même sans vélo.

Quand Arendt dit que tout est possible, cela signifie que l’on ne peut exclure qu’un milliard d’humains doivent abdiquer d’une de leurs libertés la plus précieuse, celle de leurs mouvements, et se cantonner à passer de l’écran à la fenêtre, du livre à la table. Prononcée il y a deux mois, cette prédiction aurait gêné même les plus zélés des collapsologues. Aujourd’hui, elle est devenue la réalité la plus commentée.

Tout est possible. L’on croit être habitué au réel, l’on pense « savoir comment cela marche », et donc pouvoir exclure a priori des configurations qui ne ressemblent pas à ce que nous connaissons. Cela n’arrivera jamais, croit-on. Et si on le croit, c’est parce qu’on se sert de sa propre « normalité » comme critère de ce qui peut survenir. Pour ne pas être mentalement déboussolé ou contredit, on croit possible d’exclure des scenarios.

Mais l’ordre de la pensée et l’ordre du réel ne suivent pas les mêmes logiques. La première est conservatrice, elle reproduit des schèmes et n’aime guère, hormis par la fiction qui la dépayse, s’aventurer dans l’inédit. Le réel, lui, est tout ce qui arrive. La normalité n’y existe que superficiellement. Il y a les lois de la physique, les régularités biologiques, puis des événements. C’est quand ils font irruption dans l’ordre humain qu’ils deviennent anormaux.

Mais on s’y habitue vite, cependant. C’est la revanche de la pensée, capable de rompre avec le confort de ses habitudes et de tenir vite pour acquis que désormais les lundis ressembleront à des dimanches, que les villes sont hantées par un mystérieux ennemi invisible qui dictera jusqu’à nouvel ordre son rythme aux dépucelés de la normalité que nous sommes devenus.

Inouï, invraisemblable, hallucinant, étrange ? Ou redoutablement possible ? Tout cela à la fois… Et ajoutons que si cela est possible, il n’est pas impossible que l’on se réveille un matin en entendant parler d’un traitement efficace. Car enfin, il n’y a tout de même pas que le pire qui est possible !

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