Philosophe

Journal d’un philosophe confiné (la libre belgique, 2020)

jour 43 – 29 avril 2020

Il faudra déconfiner aussi les esprits

Il nous faudra aussi déconfiner nos pensées. Nous avons vécu une quarantaine de jours avec des images, des peurs et des mots qui se sont amalgamés et ont formé une sorte de boule psychique, que l’on peut représenter ceinturée d’une couronne virale. Nez-à-nez avec cette pensée, nous l’avons apprivoisée malgré qu’elle nous insupportait. Elle était tellement présente qu’il fallut s’y habituer – on s’habitue à tant de choses –, et puis elle s’imposait dans toutes les conversations, elles déteignaient sur toutes les autres idées. C’était soûlant. Toutes choses se mirent à exister sous deux modes : le mode d’avant, ordinaire, et le mode confiné, le mode covid. Il y eut le sport d’avant et le sport covid, la cuisine d’avant et la cuisine covid, et de même pour le travail, pour les apéros, pour le bruit des villes. C’est l’ensemble de nos représentations psychiques qui basculèrent dans une réinterprétation biaisée par la présence mentale de cette crainte. Ce fut comme un prisme auquel rien n’échappa. Même en lisant Sloterdijk, même en allant voir Horace, restaient des échos. Et pareille pour la musique, qui se mit à résonner avec les circonstances étranges. Seul Bach, peut-être surnagea, intangible, inaltérable. Mais sinon, tout fut aspiré. Certaines idées ont ainsi des puissances tourbillonnaires considérables, qui les rendent capables d’attirer puis de contaminer ce avec quoi elles ne devraient avoir aucun lien ; par d’incontrôlables jeux associatifs, elles imposent leur présence à tous les alentours.

Nous fûmes ainsi forcés, confinés, d’en revenir à l’origine de la métaphore. Qu’une rumeur, qu’une vidéo ou qu’une mode puisse être virale, nous l’avions appris. Mais qu’un virus le soit aussi, et de manière virulente, c’est ce que nous expérimentâmes à nos dépens. Tout le reste disparu, fut mis en sommeil ou s’annula par soi-même, incapable de rivaliser.

La vie d’un esprit déconfiné

Or, plus forte encore que la puissance tourbillonnaire d’une obsession, la puissance du devenir petit à petit reprend ses droits. Il n’y a nulle page, dans la vie, qui demeure éternellement. Certaines insistent plus que d’autres ; certains chapitres tirent en longueur, au risque de lasser, mais aucun n’échappe à cette loi universelle qu’il faut un moment passer son tour, s’atténuer d’abord puis disparaître. Il en va de même pour l’agglomérat psycho-émotif qui semblait omni-englobant, mais qui déjà reflue doucement. Rien n’est fini. Mais tout finit pourtant, c’est la règle, d’où l’on conclut que tout s’apprête déjà à finir. D’autres idées, en sourdine, tapies depuis un temps, reprennent des forces et se concurrencent pour voir laquelle s’imposera pour la phase suivante. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle ne parviendra plus, cette idée prochaine, à monopoliser toutes les facultés mentales comme l’a fait celle, aberrante et presque délirante, que l’on quitte. Il lui faudra, dans l’Ouvert qui suivra le confinement des esprits, laisser la place à tant d’autres, car il y en a des multitudes. Le mode ordinaire de la pensée est celui d’un carrousel démocratique où rien ne peut prétendre régner solitairement. L’esprit, ordinairement, va vite, passe, zappe, oublie, érige une futilité en lubie, fait preuve de la plus grande injustice face à une idée pourtant considérable, qu’elle balaye, et ainsi fait des bonds étranges et imprévisibles, comme un lièvre dans un champ. Telle est la vie d’un esprit déconfiné, qui n’accepte la sujétion d’aucune obsession, et qui peut même se foutre royalement de ce que l’on dit grave. Car son bon désir est aussi de se divertir, c’est-à-dire de se détourner de ce qui l’ennuie, au risque peut-être de versatilité et d’inconstance, risque encouru tout de même au nom de son plaisir. Qu’il est agréable le divertissement psychique, lorsque le monde ne fait pas d’ombre, et que l’on trouve dans des souvenirs, dans des pensées, dans des paroles chères, dans des livres évidemment, de quoi nourrir les humeurs que l’on décide d’inviter. Cette déclaration d’autonomie mentale à venir est comme un pied de nez à l’intrusion si totalitaire du virus dans nos pensées. Elle est une reprise de droit. Pour bien des intellectuels, me semble-t-il, sa proclamation sera le symbole de la réouverture des esprits, comme pour les pauvres et esseulés sommeliers d’aujourd’hui, le premier bouchon signera le retour du goût et de la convivialité.

Tout le bonheur est de quitter sa chambre

Le grand proscrit, dans cette affaire, restera Pascal. C’est pourtant un philosophe splendide, à la lucidité impitoyable, et capable, dans ce style effarant et sec qui est le sien, d’épingler en quelques mots qu’il arrange selon un ordre bizarre, les plus profonds des paradoxes. On le salue toujours en passant. Mais là, on va le saluer en le rangeant, et pour longtemps même, car son allégation selon laquelle tout le malheur du monde vient de ce que nous ne pouvons rester dans une chambre, à quoi il faut ajouter son procès savonarolien du divertissement, en font le miroir de nos cauchemars. Comment est-il possible d’être si mal avisé qu’il le fut ? Car c’est certain : tout le bonheur est de quitter sa chambre. Et celui de l’esprit, de se divertir.

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