Philosophe

Journal d’un philosophe confiné (la libre belgique, 2020)

jours 20 et 21 – 6 et 7 avril 2020

Les bruits dans le silence

On s’occupe peu de nos oreilles. Notre goût fait l’objet de toutes les attentions. Des producteurs d’aliments cherchent à en garantir la saveur, à offrir ce qui plaît. De même, le spectacle qui s’offre à notre regard mobilise une vaste gamme de professionnels. Le décor urbain est réglementé, les constructions surveillées, ce qui n’empêche pas certaines franches laideurs, mais dans l’ensemble un souci d’harmonie est revendiqué. Pour nos oreilles en revanche, presque rien n’est fait. Elles sont pourtant à la merci de tout ce qui les entoure. Pavillons ouverts, elles reçoivent des bruits et des coups, des sons agressifs et des vacarmes assumés, sans pouvoir jamais lutter contre leur propagation. Elles sont les grandes passives, les grandes accueillantes, qui finissent par s’habituer à tous les tintamarres. En ville mais aussi à la campagne, moteurs de voitures, moteurs de bus, moteurs de motos, moteurs de camions, moteurs d’avions, moteurs d’engins de terrassement et de nivellement, moteurs de souffleurs et de débroussailleurs, moteurs qui meuvent d’autres moteurs, bref toute une panoplie de dispositifs thermiques créateurs de mouvement, semblent se liguer pour que jamais le silence ne retombe. Ils se répondent les uns aux autres dans un concert imposé, tellement classique qu’on ne le remarque même plus.

Les sons oubliés

Sauf en ces temps-ci, par contraste. Un calme forcé est revenu. Il est très savoureux. L’oreille n’a plus ce petit clignement qu’elle emprunte par imitation aux yeux, lorsqu’elle aimerait se fermer pour se protéger. Elle reste attentive mais tranquille, sans peur d’être agressée. Elle s’ouvre à des sons oubliés, ceux des voix humaines qui portent dans les rues, des bicyclettes, du vent dans les arbres, d’un oiseau. Ce calme retrouvé n’est pas un silence profond, lequel peut être pesant. Certains silences ressemblent en

effet à des buvards capables d’absorber toutes les traces sonores de vie à tel point qu’ils deviennent inquiétants. Ils règnent en ce moment dans certains hôpitaux, ces silences lourds d’angoisse et glauques. On en entend aussi dans les grandes surfaces, de ces mutismes qui trahissent la peur. Or, il n’est pas de ce registre-là, le calme qui est revenu. Il a quelque chose d’assez humain, d’assez tranquille. C’est un calme presque vacancier.

Notre personnalité comme notre humeur sont en permanence modifiés par notre premier environnement, qui est sonore. La même personne exposée à des bruits distincts pensera des choses différentes et verra son stress varier en proportion. C’est donc une profonde calamité écologique que ce tintamarre constant. Il est la signature de l’homme qui partout sur la planète fait monter le volume. Il parait qu’il n’y a plus que cinquante lieux sur la terre entière où il est encore possible de n’entendre rien d’humain, d’entendre juste la nature. Notons du reste le caractère auto-réfutable de cette affirmation, car il suffit d’annoncer l’existence de ces paradis sonores pour susciter aussitôt des vocations pour un tourisme nouveau, un tourisme du silence où l’on se déplace en masse et en hélicoptère. La rareté, partout, est sous pression.

Remettre en question la mobilité

Quand l’activité sera heureusement revenue, on se souviendra certainement du temps où les villes vivaient de manière feutrée. Les chuintements, les feulements, une ambiance sonore assez douce seront sans doute regrettés. Les grandes vannes des autoroutes seront en effet un jour rouvertes, et les voitures alors reviendront par centaines de milliers. Il faudra ce jour-là, dans cet « après », se poser les bonnes questions, en l’occurrence celle de la mobilité. Diminuer sa quantité est évidemment nécessaire. Mais cette seule approche ne suffit pas et appelle des réponses plus créatives qui passent aussi par la technologie. Pour le moment, c’est en effet comme si le logiciel générateur d’imaginaire social était bloqué par l’antinomie entre l’écologie et la technologie. Enfouie dans la conscience, la conviction que la technologie ne se déploie qu’au détriment de l’écologie, et vice-versa, empêche souvent d’avancer en créant dans les deux cas des sectaires radicaux. Mais on le sait, les farouches défenseurs des moteurs et les passionnés auditeurs des oiseaux ne s’entendront jamais, ni ne rallieront à leur cause les majorités. Nos sociétés sont terriblement complexes, et leurs habitants perplexes. C’est pourquoi il est nécessaire de créer des synergies entre d’une part des mentalités qui exigent le respect de leur environnement sonore, et d’autre part des technologies qui réduisent drastiquement les décibels générés. Elles existent. Les moteurs électriques sont d’une sobriété qui fait paraître barbares les gros engins thermiques toussant et fumant. Dans certaines villes notamment japonaises, ils sont déjà majoritaires. Il semblerait que les habitants soient un peu plus heureux et paisibles, depuis que rien autour d’eux ne vrombit plus.

Les grandes crises appellent des réactions coordonnées et de nouvelles logistiques. Rien n’est plus patent dans celle que nous traversons, où l’état retrouve un rôle qui ne se cantonne pas à celui d’arbitre compréhensif envers tous les intérêts, mais ose affirmer un cap qu’il se donne les moyens d’atteindre. Pour ce qui est de la crise du bruit, il devra forcément en être de même, et le plus tôt possible. Il est aberrant de laisser nos oreilles ainsi meurtries alors que des solutions plus évoluées existent.

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