jour 10 – 27 mars 2020
Tristesse de l’Histoire
C’est donc cela, l’Histoire ? Sur la planète, le nombre de personnes contaminées et de décès a doublé en six jours. Toutes les vingt-quatre heures, 50 000 nouvelle personnes sont touchées, chiffre qui grimpe continument selon une courbe qu’il faut malheureusement dire exponentielle. Et nous y assistons, nous le subissons. Nul doute que cet épisode restera très longtemps dans les mémoires. Il sera l’un des événements majeurs de la première partie du XXIe siècle, bien plus que les attentats du World Trade Center, tout inoubliables qu’ils soient.
Nous aurons connu le Covid 19
En réfléchissant à l’Histoire à l’occasion d’une discussion, d’un film ou d’un livre, il nous arrive de remarquer qu’une personne a connu ou traversé un événement majeur. Une telle a fait 68, un autre était à Paris pendant la Commune, un autre encore contemporain de la Révolution américaine. Quant à nous, nous aurons fait le Covid 19… Nous l’aurons du moins connu. Certes, cela n’est pas comparable au panache d’avoir traversé indemne la Berezina, mais c’est tout de même être contemporain de l’Histoire qui se fait, au sens où elle bifurque, au sens où les semaines que nous vivons sont comme un grand coup de hache dans le déroulé ordinaire des ans, qui sont désormais fendus entre un avant et un après. Nous sommes là où la hache cogne. Connaître ce genre de césure n’est pas si souvent donné, ou plutôt imposé, au cours une vie humaine. Rares sont les moments où l’on peut, comme aujourd’hui, se demander sur le vif ce qu’est l’Histoire en train de se faire.
A mes yeux, elle est ceci : un camion silencieux et invisible qui fonce dans une foule tétanisée. Il fauche, il blesse, il touche, on ressent son souffle. Et il avance, et en avançant, il grandit, il devient immense quoique toujours invisible. Certains ont plus de chance, organisent mieux leur fuite, prennent des décisions qui seront salvatrices ; d’autres paniqués, paralysés mais surtout malchanceux, sont percutés. Mais tous sont comme figés sur place dans une sidération que l’invisibilité et le silence du mouvement renforce. C’est comme si du plomb enserrait leurs pieds, comme si leurs villes étaient impossibles à protéger. Or cela ne s’arrête pas là. Le camion amplifie encore l’orbite de ses ravages et s’avance maintenant vers des continents peuplés, des pays qui ont déjà payé tellement cher leur droit à l’existence. Et l’on attend le choc. C’est d’une tristesse infinie cette Histoire en marche.
A la disproportion s’ajoute l’absurdité
Alors certes l’on se mobilise en s’immobilisant, on se serre les coudes avec ce courage étrange qui consiste surtout à espérer que cette grande faux passe le plus vite et le plus loin, l’on salue aussi et encourage celles et ceux qui se dépassent pour sauver les vies. Mais fondamentalement, on est dans la disproportion et l’impuissance. L’échelle microbiologique de l’agent pathogène n’empêche que ses effets deviennent macrocosmiques, échelle face à laquelle l’homme se sent à raison désemparé. Cela le dépasse. De surcroît, à la disproportion s’ajoute l’absurdité. La mort qui frappe autrement qu’elle ne le fait d’ordinaire, dans des séries inhabituelles, a toujours cet aspect tragique de ce qui fracasse les savoirs sensés. Elle n’est plus dans l’ordre des choses ; elle provoque le désordre des choses. Tristesse, à nouveau.
Ce paysage ravagé n’épuise cependant pas la signification de l’événement. Tout cela ne suffit pas à faire l’Histoire. Car tout cela, c’est ce qui se passe, ce qui arrive, la contingence ou le destin sous sa face sombre. C’est le fléau, la calamité, la malchance, tout ce que l’on veut pourvu que l’on ne théologise pas ni ne prête des intentions à ces êtres dont seule la nocivité est virulente. L’Histoire n’est pas uniquement le déploiement de cette force aveugle. Car en effet, depuis que l’histoire est histoire, c’est-à-dire histoire des hommes, elle est résistance. C’est la somme des résistances à l’absurdité et à la disproportion qui fait l’histoire des humains, lesquels ne sont pas seulement au balcon, mais essayent de comprendre, agissent quand et comme ils le peuvent, tissent des solidarités, méditent et tentent de créer. C’est ce que l’on voit dans tant de lieux, chez toutes celles et tous ceux qui réaffirment leur soif d’existence. Leur résistance a un sens d’autant plus grand, qu’elle défie un destin qui n’en a pas. C’est face à l’absurde que l’humain est grand. C’est face à lui que même sur fond de tristesse peut naître une volonté de sauvegarder, de créer et de comprendre par laquelle l’esprit, quoique tétanisé, réaffirme son désir d’écrire les choses autrement. Elle est en effet là, la clé : dans la volonté de construire une histoire qui soit hospitalière à l’homme, et pas une histoire absurde. Dans une volonté de progrès, pour employer le mot classique. L’histoire n’a pas de sens. Le progrès humain en a un, qui est à réinventer.