Philosophe

Journal d’un philosophe confiné (la libre belgique, 2020)

jour 17 – 3 avril 2020

Quel retour à « soi » ?

Le thème du « retour à soi » est en vogue parmi les personnes qui ont la chance de ne pas devoir aller au front ou constituer en urgence une trésorerie de subsistance. Pour ces dernières, l’heure n’est pas à l’introspection ni à l’apaisement, mais aux rudes obligations. D’autres en revanche, disposant malgré eux de plus de temps et de moins d’espace de dispersion, saisissent cette chance pour retourner à l’essentiel. Ils se lancent alors dans une retraite psycho-spirituelle, confiné loin d’un monde qu’ils jugeaient trop divertissant, et dont l’éloignement permet enfin de retrouver ce que l’ils n’avaient jamais le temps d’apprivoiser : le « soi ».

Vaste programme que de descendre en soi ! Mais qu’à cela ne tienne, profitant des congés forcés, ces spéléologues de la connaissance introspective quittent la surface des habitudes et visitent en eux des grottes enfouies, des boyaux insoupçonnés qui mènent à des lieux tranquilles. Et il est vrai que nous avons bien des grottes en nous, des recoins obscurs, des cloîtres tabous dont la vie ordinaire ne nous permet pas la fréquentation, mais que le silence et la tranquillité oisive dévoilent. Les auteurs et magazines qui ont récemment promu la méditation comme le nec plus ultra de la panoplie thérapeutique pour humains stressés en quête de sens, y sont pour beaucoup dans cette vague de psycho-cocooning. C’est en soi, en accord avec ce souffle qui est la vie, que se trouverait la clé d’une sérénité nouvelle, loin d’un monde trépidant dont le procès est pendant.

Les gens « tous publics »

Pourquoi pas, si cela fait du bien. Il y a certes des délices en soi, et il est vrai que l’incessant butinage dans les psychés d’autrui que l’on appelle la vie sociale ne permet pas de faire un miel bien personnel. Beaucoup de gens sont ainsi « tous publics », comme il y a des miels « toutes fleurs » : ils constituent leur univers mental d’un syncrétisme de ce qu’ils empruntent à d’autres, sans bien savoir ce qu’ils pensent réellement, et sans oser penser de peur de s’attirer la réprobation de la galerie s’ils devaient faire un faux pas. Pour ceux-là, c’est sûr, la cure de retour à soi est salutaire. Ce ne peut pas toujours être le dernier qui parle qui a raison ; il faut parfois s’asseoir tranquillement, faire le point et donner audience à cette voix personnelle qui n’est jamais sortie. Promenez- vous longuement en vous, disait en substance Rilke dans ses Lettres à un jeune poème, promenez-vous sans rencontrer personne, et vous verrez se lever « des êtres parfaits, imprévus », pour emprunter cette fois au Rimbaud des Illuminations. La voie intérieure est la voie royale, celle où sagesse et poésie peuvent s’accorder, ce qui est rare.

Se reconnecter avec son souffle, vraiment ?

Adhérant à cette méthode qui a reçu l’aval des siècles et de presque toutes les traditions (lesquelles se disputant surtout sur ce que l’on trouve au fin fond de soi : une âme divine, un souffle transcendant, une énergie première ou un Kinder surprise), je ne puis cependant m’empêcher de poser la question de la possibilité actuelle de cet apaisement par le soi. C’est comme si trop d’affects tristes bruissaient, comme si des émotions lourdes, des inquiétudes et le retentissement violent d’un malaise universel, empêchaient de profiter de l’occasion de se refaire une beauté intérieure. C’est peut-être une question de décence. Chacun sa sensibilité, bien sûr. Mais pour ma part, lorsque je vois prescrire, comme thérapie à l’angoisse sourde qui taraude, de se reconnecter avec son souffle, je ne puis m’empêcher de penser aussitôt au souffle court, haletant, parfois coupé avant que le respirateur ne se réamorce, de ceux qui sont en détresse respiratoire. Et jouir de son souffle, alors, quand des souffles s’éteignent, devient franchement impossible. De même aussi pour l’audacieux éloge de la solitude que l’on entend. En temps normal, elle est une précieuse expérience, à laquelle il est si difficile de réserver des plages dans les agendas. Mais aujourd’hui que dans tant d’appartements et de chambres l’on crève de solitude, que l’on sursaute à l’écho de ses propres pas, que les bruits de la télévision ne couvrent plus le silence et que certaines personnes manquent tellement d’affectation que, Covid ou pas, elles embrasseraient ce visiteur qui ne viendra de toutes façons pas, aujourd’hui où nous savons cela, le voyage en solitaire n’a plus d’attrait. Les psychismes souffrent, il faut le dire. Ceux des plus jeunes, notamment. N’est-il pas cruel d’avoir vingt ans, d’assister à l’annuelle démonstration de puissance et de beauté de la nature, de la sentir envahissante, et d’être cantonné chez soi, devant un écran. C’est aberrant. « Je vais faire avec toi ce que le printemps fait avec les cerisiers », disait Neruda. Ben non, on passe un printemps. Pas de chance, en tous cas.

Ces réserves sur les vertus du retour à soi pour les actuels confinés, n’empêchent pas que la voie personnelle soit importante. Peut-être faut-il simplement choisir son moment, voilà tout. L’heure n’est pas à l’apologie du souffle… Mais allons plus loin en réfléchissant mieux. N’y a-t-il pas en effet une énergie plus forte encore que toutes celles promises par les divers ressourcements dans la vérité que l’on vient d’entrevoir ? Car si au fond de son souffle on entend le souffle de l’autre souffrant, si à l’invocation de la solitude vient l’image d’un isolement déprimant, ou d’un prisonnier, perpétuel confiné, n’est-ce pas que ce « soi » tant vanté serait en réalité très peuplé ? Ne trouve-t-on pas les autres au fond de soi ? Dans ces grottes intrapsychiques, n’est-ce pas les humains en tant que tous issus de la même antique tribu, que l’on redécouvre. On ne savait pas qu’ils y avaient déposé quelques traces de présence. On se croyait enfin seul, au fond de soi. Mais non, pas du tout… C’est autrui que l’on retrouve, comme étant celui qui me ressemble et avec qui je suis lié. Cela s’appelle la solidarité humaine. Cela non plus, il ne faudra pas l’oublier.

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