Philosophe

Journal d’un philosophe confiné (la libre belgique, 2020)

jours 11 et 12 – 28 et 29 mars 2020

avoir le temps

La Première Femme Première Ministre, ce qui fait beaucoup de qualités, l’a annoncé hier : le confinement se prolongera jusqu’au 18 avril, et sans doute plus tard encore, jusqu’au 3 mai.

Nous allons avoir le temps. Or qu’en est-il justement, de ce temps que nous avons et de celui que nous n’avons pas, qui manque ordinairement à beaucoup. Et comment parler de ce bouleversement du temps que nous connaissons ?

Pour poser la belle et délicate question du temps, il me semble qu’il faut partir de cette prémisse : tout organisme vivant génère son propre temps. Vivre, c’est vivre dans son temps à soi, dans le temps qui convient à sa manière d’exister. Chaque espèce génère un temps particulier. Le temps des poules et celui des renards sont de nature très différentes ; ce sont d’autres rythmes, d’autres alternances et d’autres enchaînements. Certes, ni l’un ni l’autre ne se représente le temps, mais ce n’est pas pour cela qu’il n’en instaure pas, du temps de vie. Et même les virus ont leur temporalité. Or l’humain, lui aussi, génère son propre temps, selon des caractéristiques d’espèce qui déterminent dans les grandes lignes les répartitions entre veille et sommeil et toute la chronobiologie, mais aussi selon les singularités de chacun. Les rythmes de vie, les énergies, les cycles de sommeil et les perceptions de la durée sont très différentes d’un individu à l’autre. Ils forment ce que l’on peut appeler le temps spontané . Pour saisir la complexité du temps humain, c’est de ce temps biologique et psychologique qu’il faut partir.

Nous passons en effet nos existences à confronter ce temps spontané à un autre temps, qu’on peut appeler le temps programmé. Nous ne le connaissons que trop bien : c’est le temps des horloges et des calendriers, des réveils et des réunions, des pointages et des fins de journée, des semaines et des week-end, des contraintes et des fêtes. C’est un temps social, institutionnel et technique. L’autre y existe toujours, le pouvoir s’en sert beaucoup ; les technologies contemporaines, qui fonctionnent toutes grâce à des horloges embarquées, ont amplifié sur cette planète la présence de ce temps programmé d’une manière que l’on ne soupçonne pas. Naguère, le temps indiqué était rare. Deux personnes qui se donnaient rendez-vous en forêt pouvaient s’attendre longtemps, ce qui n’était du reste pas ressenti comme une attende : les méthodes de synchronisation intersubjective par partage du même temps sur tous les écrans n’existaient pas. Il fallait se fier à des indices naturels, des habitudes, une intuition du temps. Aujourd’hui, nul n’est censé ignorer l’heure : elle est le cadre pré-programmé de toutes nos actions. Il s’ensuit de cette omniprésence du temps une sensation d’accélération, qui est liée à la nécessité, tantôt économique, tantôt organisationnelle, de compresser le maximum d’activités dans une unité de temps.

Voilà pour le cadre, que l’on pourrait analyser longuement. Entre une journée de vacances où vous décidez de suivre votre rythme et lui seul et une journée de travail où vous peinez, le matin, à mémoriser toutes les séquences de votre agenda tant elles sont nombreuses, la différence est grande. Temps spontané contre temps programmé, tout le monde connaît cette tension, voire ce conflit. La diversité des manières d’exister est aussi la multiplicité des modes de conciliation entre ces deux temps. Ils peuvent, dans certaines vies, être le lieu d’un clash permanent.

En toile de fond, existe le temps pur de la physique. Toile de fond déterminante pour les deux temps humains, il est le milieu indifférencié dans lequel se temporalisent toutes les existences. Pour la question qui nous occupe, il ne nous joue pas un rôle d’avant-plan.

Les nombreuses semaines d’existence confinée qui nous attendent ont des impacts variés selon les individus et les professions. Pour certains, le temps spontané reprend le dessus et impose son rythme, ce qui était parfois attendu depuis longtemps. Le réveil n’a plus sonné depuis douze matins, les agendas sont vides, les contretemps n’existent pas. Quelques rendez-vous rythment certes la journée comme de lointaines réminiscences du temps programmé ; ainsi, le JT, séance de resynchronisation collective et mise au diapason de toutes les inquiétudes. Mais à part cela, l’horizon est libre pour certains, ce qui explique que la période ne laissera pas qu’un mauvais souvenir, loin de là.

Pour d’autres, le temps programmé impose son rythme de manière plus franche que d’ordinaire. Des réveils sont plus matinaux, des agendas plus chargés, des rythmes de commande pour des approvisionnements beaucoup plus soutenus qu’en temps normal. Pour les caissières, les logisticiens, les journalistes et toutes les professions en charge des fonctions vitales d’une société réduite à l’essentiel, le programme est chargé et toute la difficulté est de le tenir. Dans les hôpitaux aussi, bien sûr, les cadences sont effarantes.

L’événement a ainsi produit une scission dans le temps humain, en renforçant selon les individus son aspect spontané ou son aspect programmé. On comprend que cela puisse donner un sentiment d’injustice, qui devra être compensé. Mais l’injustice non- intentionnelle, l’injustice fatale en est-elle une ? Pas sûr. Car c’est dans le cadre d’un bouleversement majeur que ce déséquilibrage entre les rythmes s’est produit. Tout est en effet parti d’un bouleversement, d’une entrée dans un temps de la catastrophe, absolument singulier. Accident et catastrophe ont cette particularité de produire leur propre temps : ils ont un début, qui sera probablement situé à la contamination du patient zéro de Wuhan, ainsi qu’une fin, qui résultera sans doute des effets combinés d’un médicament ou d’un vaccin et d’une immunisation collective. Mais entre les deux, c’est la grande parenthèse de la catastrophe, le temps anormal dans lequel ni la spontanéité humaine ni la programmation socio-technique ne peuvent totalement s’imposer, car le temps du virus et de sa propagation est premier. Le temps de la catastrophe ne se mélange pas ; il est compact, insoluble comme de l’huile dans l’eau. Il finira mais aura été une séquence historique.

Enfin, une dernière idée peut compléter l’éclairage sur la métamorphose du temps que nous connaissons. Car le temps de la catastrophe n’est pas seul. Il s’accompagne de ce que l’on peut appeler une Occasion. Partout, l’on entend dire qu’il y aura un avant et un après à la crise du Covid. Cela ne fait aucun doute. Mais il est possible d’interpréter de deux manières cette césure, soit passivement, se disant que les choses vont changer (ce qu’elles ont déjà fait), soit activement, perçevant qu’il s’agira de profiter de ce bouleversement pour faire changer les choses. C’est cela, l’Occasion, le Kaïros des Grecs : une fenêtre au sortir du temps de la catastrophe dans laquelle la rupture du cours habituel des événements permet d’instaurer de nouvelles pratiques, d’imposer de nouvelles idées, de transformer ce qui doit l’être. C’est ce qui nous attend. Et nous voilà ainsi, tout livrés à la spontanéité que nous soyons, avec un solide programme, qui consiste à se demander : que faire de cette Occasion ? Comment y faire exister CE QUI NOUS IMPORTE ? Nul doute que les semaines à venir et tout le rab de temps qu’elles offrent, donneront l’occasion d’en affiner la compréhension.

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