Philosophe

Journal d’un philosophe confiné (la libre belgique, 2020)

jour 31 – 17 avril 2020

patience, patience…

“An der Geduld erkennt man den Mann”, me disait un ami. C’est à la patience que l’on reconnaît l’homme. Ces mots résonnent pour nous tous, qui venons d’apprendre que le confinement durera encore jusqu’au 3 mai, et qui savons aussi qu’il faudra longtemps, peut-être des années, pour être débarrassés de la crainte de ce virus. La patience, nous l’avons expérimentée, et ce n’est qu’un début. Mais si le mot « patience » nous parle, il nous dépayse aussi. C’est un terme qui sortait peu à peu du vocabulaire courant, que l’on utilisait certes avec les enfants, mais qui semblait appartenir au passé, comme une vieille vertu. Il y a ainsi un cortège d’attitudes anciennes, auxquelles on bâtissait des statues, et qui aujourd’hui sommeillent entre les pages d’aimables dictionnaires. Ainsi, la mansuétude, la miséricorde, la magnanimité… C’est chaque fois un monde qui s’ouvre entre les syllabes des mots. Il en va de même avec la patience que l’étrange épreuve du virus sort du dictionnaire pour nous en rappeler l’importance, ainsi que pour nous dire qu’elle parle de nous. Elle permet de reconnaître l’homme, dit le proverbe allemand. Et d’autres nations s’accordent : « La patience est la seconde bravoure de l’homme », dit une sentence espagnole ; « La patience aplanit les montagnes », dit-on au Liban ; et chez les anciens Romains : « La patience est pour l’âme comme un trésor caché ».

La clé est dans le rapport au temps

Soit. L’on comprend sa valeur et chacun peut en trouver des exemples. Mais que dit-elle de nous ? En quoi est-elle davantage qu’un simple moyen auquel il faut se résoudre dans certains cas, alors qu’en d’autres occasions l’impatience fait mieux l’affaire, de même que l’audace l’emporte sur la timidité ? Et ensuite, pour poser toutes les questions : que révèle-t-elle de nous, que nous aurions oublié et qu’il s’agirait aujourd’hui de se rappeler ?

La clé est dans le rapport au temps. Le patient est celui qui a le temps, qui a conscience que le temps joue en sa faveur. C’est avec le temps, et donc de la patience, que l’herbe finit par devenir du lait. Sagesse ancienne, mais sagesse aussi contestée par la Modernité, qui a inventé un autre rapport au temps, moins patient, duquel sont sorties les civilisations fabuleuses que nous connaissons. Il faut en saisir la différence froidement, finement, sans de suite tomber dans les procès faciles de notre époque, comme on en lit trop, ni dans les hagiographies peu instruites des temps anciens, que l’opinion de quelques-uns semble parfois assimiler à un paradis perdu alors qu’il arrivait de mourir chez le dentiste, à cause d’un coup de tenaille un peu rude pour le cœur. Point de jugement, donc ; et les comparaisons historiques profitent à ceux qui les sélectionnent. Mais simplement la conscience d’une profonde différence dans le rapport au temps, qui nourrit les attitudes de patience et d’impatience.

La patience suppose de reconnaître au temps une puissance. C’est lui qui est actif, c’est lui qui fait l’ouvrage. Il suffit d’attendre. Les pommiers en fleur d’avril donneront leurs fruits en septembre ; d’ici là, il faut laisser l’œuvre de maturation se faire, en dégageant le pied s’il le faut et en arrosant si nécessaire. Mais le plus sage est encore de s’asseoir et de lire Les Bucoliques. Le patient est un oisif qui s’assume. Il a la tranquillité d’une femme enceinte qui s’en remet aux complexes processus de l’embryogénèse, et espère surtout parvenir au terme sans encombre. La volonté d’accélérer le processus, en l’occurrence, est plutôt contre-productive. Le temps est ce qu’il est, et seul l’insensé veut le précipiter, comme ceux qui, dans les trains, poussent sur la banquette devant eux pour arriver plus vite. Or seul le temps commande ; il a la puissance que le patient, qui est passif comme l’indique l’étymologie, supporte (patior, en latin). Il faut être proche de la nature pour penser ainsi – ce que nous ne sommes plus. C’est elle qui impose son rythme et fait plier la volonté humaine, si elle ne s’y accorde pas. Boom gegroot, manneken dood… On ne peut être plus clair quant à la distribution des forces.

Civilisation d’impatients, peut-être

Se faire « maître et possesseur de la nature », ainsi que Descartes l’a génialement professé, c’est d’abord se faire maître du temps. On l’a trop peu dit, mais c’est pourtant là que réside la révolution moderne. Cette maîtrise désirée suppose que l’humain gagne en puissance, tandis que la nature, le temps et la nécessité, se voient retirer un peu de leur potentiel décisionnaire. C’est ainsi une certaine passivité qui est imposée à la nature, tandis que l’action humaine cherche à intervenir dans ses rythmes de maturation et de transformation. Mais surtout, elle trouve d’autres voies, d’autres méthodes. L’on a remarqué que les bulldozers aplanissaient plus sûrement les montagnes que le temps… Les techniques rusent avec la temporalité (machina, veut à l’origine dire « ruse »), avec cet idéal d’accélérer les lenteurs, d’éliminer les frottements et de compresser dans une seule unité spatio-temporelle davantage d’affects et d’actions que la contemplation d’un pommier n’en pouvait donner. C’est un autre monde, un autre rapport au temps, qui tantôt se substitue et tantôt se surajoute au temps de la patience et de la nécessité. Toute notre civilisation tend à infléchir le temps et à le ramener sous l’orbe de la volonté humaine. Civilisation d’impatients, peut-être. Mais civilisation dans laquelle on va de Bruxelles à Montpellier en quelques heures, contre un mois à pied naguère.

L’humiliation peut aussi être riche de leçons

Nous en étions là, dans cette distribution époquale entre patience et impatience, avant que le virus ne s’en mêle. On a beau chercher à prévoir, on finit toujours étonné. Car c’est lui, ce petit rien qui n’est même pas un organisme, qui s’est fait maître du temps. Quelle ironie. Quelle surprise. Quelle horreur. C’est lui qui tient le calendrier, c’est au rythme de sa progression que la terre entière est contrainte d’aller. Nos activités, devenues des passivités, de là notre patience nouvelle, sont suspendues aux effets de ses ravages. Toutes les courbes humaines, par lesquelles on mesurait les pics de trafic, les fréquentations des transports, le nombre de spectacle ou les cours de la bourse, ont soudain pris une forme inversement isomorphe à celle de l’évolution du Covid-19. C’est une sacré leçon, qui n’est pas sans humiliation, pour les bricoleurs du temps que les contemporains se rêvaient d’être. Mais l’humiliation, qui est un retour près la terre, près de l’humus, peut aussi être riche de leçons, et ne sera de toutes façons pas le dernier mot. Le futur est une dialectique entre activité et passivité.

Les patients sont des contemplatifs. Ils écoutent pousser leurs cheveux, comme disait Brel. Encore une chance que nous soyons au printemps… Mais se ranger à la patience ne suffit pas. Il s’agit aussi de réinventer un régime d’activité, moins oublieux de la pluralité des rythmes sur terre. C’est l’œuvre humaine par excellence : trouver un rapport de qualité, peut-être même cordial, avec le temps qui, quoi qu’on veuille, aura le dernier mot.

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