jours 18 et 19 – 4 et 5 avril 2020
Optimisme et pessimisme
Philippe Bodson a été emporté ce samedi par le coronavirus, laissant ceux qui l’ont connu dans la tristesse et l’incrédulité. Parmi bien d’autres, une chose était remarquable chez lui : la conjonction rare entre la lucidité enjouée de la pensée et la puissance de l’action. C’est à sa mémoire qu’est dédiée la présente réflexion sur l’optimisme et le pessimisme.
L’heure est pour chacun à l’extraversion d’une attitude fondamentale envers l’avenir. Certaines personnes lisent dans le tracé des courbes l’indice d’une amélioration de la situation, d’autres anticipent déjà une seconde vague qui les empêche de se réjouir en aucune façon. Les proches d’une personne décédée se sentent anéantis et horrifiés par ce coup soudain du sort ; ceux qui ont la chance d’en réchapper respirent un peu mieux, dans tous les sens du terme. Et tous, spectateurs du déferlement d’une vague hostile, s’interrogent sur ce qu’il faut en penser et sur l’attitude à adopter. Quelles que soient les réponses à ces interrogations, elles viennent s’intégrer à un trait de caractère profond et déterminant : le pessimisme ou l’optimisme.
A travers l’histoire
Il s’agit d’attitudes très ancrées, constitutives des couches profondes de la personnalité. Si les gens changent très peu, sauf parfois sous le coup de l’amour ou de la catastrophe, leur rapport optimiste ou pessimiste au monde évolue encore moins. Il est un soubassement de l’individu tellement fondateur qu’il est difficile d’en expliquer l’origine. Des motifs familiaux et mimétiques entrent évidemment dans sa composition. Des imprégnations culturelles et religieuses peuvent aussi être déterminantes. Cependant, d’un point de vue philosophique, l’explication de ces traits de caractère manque. L’exemple canonique de l’optimisme de Candide, ce héros leibnizien parodié par Voltaire, nous renseigne sur la naïveté aveugle dont fait preuve ce professionnel des lendemains qui chantent. Mais il n’explique pas assez d’où vient cette attitude en l’occurrence aussi outrancière que grotesque. D’un autre côté, les grandes envolées schopenhaueriennes qui injectent partout la noirceur, le néant et l’ennui, ne convainquent que les convaincus. Elles amplifient non sans humour le penchant nihiliste de leur auteur, jusqu’à en faire le diamant noir de sa métaphysique. Mais toutes les preuves et les motifs que Schopenhauer convoque pour convaincre son lecteur ne suffisent pas à opérer la conversion qu’elles cherchent, qui est de transformer le lecteur en un pessimiste radical. C’est que cette inclination semble impénétrable à la raison.
La célèbre profession de foi de Gramsci selon laquelle il convient d’être « pessimiste par l’intelligence et optimiste par la volonté » échappe à ces caricatures, mais n’explicite pas pour autant le fond de l’affaire. Dialectique, elle est par nature plus évoluée que les positions tranchées. La conjugaison de ses deux temps convient aux êtres qui préfèrent combiner les aspects positifs d’attitudes mêmes opposées ; en cela, elle est optimiste, cherchant partout les avantages, jusqu’à ceux du pessimisme. Elle permet d’échapper tant à la naïveté qu’à la dépression. Si elle y parvient, c’est parce qu’elle souligne ce qui fait l’attrait du pessimisme comme de l’optimisme. Le pessimiste est intelligent parce qu’il n’est pas dupe. Il voit, sous les apparences, la progression du mal qui s’étend en profondeur. Il ne s’en laisse pas conter, refuse par exemple de croire que la Chine est guérie ou qu’il y aurait moyen d’éradiquer l’épidémie par un vaccin. Averti (ne dit-on pas, d’ailleurs, que le pessimiste est un optimiste bien informé), il mobilise ses capacités d’analyse pour montrer que le mieux, superficiel, finit toujours contaminé par le pire, fondamental. L’optimiste, lui, ne peut revendiquer cette lucidité. Il accepte de savoir un peu moins bien, d’être moins instruit des tenants et aboutissants de sa position, mais il compense ce déficit par une attitude d’une nature très différente, qui est de vouloir que les choses s’améliorent. C’est cette volonté qui est la clé de son être.
Elle est aussi ce qui nous mène vers une explication, en nous faisant entrevoir le cœur de la différence entre optimisme et pessimisme. La volonté, en effet, mène vers l’action, et l’action est l’autre de la pensée. Or c’est par rapport à la pensée que tout se joue. Pessimisme comme optimisme sont deux visions du monde, deux mentalités. Mais le pessimisme fait le pari de rester jusqu’au bout une représentation mentale. Il est intellectuel du début à la fin, ce pourquoi il est si intelligent ; il disserte, analyse, s’explique, mais jamais il ne sort de sa pensée. Jamais il ne remonte ses manches. Pourquoi d’ailleurs le ferait-il, si tout est vain ? S’il a jugé que le pire était au bout du chemin, pourquoi participerait-il à l’effort pour le rejoindre, sinon, de façon masochiste, pour prouver qu’il a raison ? Mais cette preuve lui coûterait encore trop d’effort : il préfère l’inaction de la pensée, c’est-à-dire la pensée pure.
L’optimisme est plus complet
A cet égard, l’optimisme paraît plus complet car il participe des deux registres. Il sait l’attrait de l’intelligence et, sur le papier, peut même se laisser convaincre par les scénarios catastrophe. Mais le papier n’est pas toute sa vie. La pensée a, pour lui, un dehors, qui obéit à d’autres règles. Ce dehors, c’est l’action, moins prévisible que la pensée, toujours susceptible d’engendrer du nouveau. Sa conviction est que l’on ne peut être sûr avant d’essayer, car le monde de l’expérience est celui de l’inanticipable. Anti-intellectualiste, il est l’être du présent. Les leçons du passé ni les conjectures des prospectivistes ne peuvent le décourager de faire le premier pas, celui qui coûte le plus parce qu’il n’est pas un simple mot, ni une simple idée, mais qu’il étonne par ses effets réels. En ce sens, l’optimiste est celui qui trouve une réponse au constat lucide de La Rochefoucauld. Le grand moraliste notait ceci : « La philosophie triomphe aisément des maux passés et des maux à venir. Mais les maux présents triomphent d’elle ». Il a raison, on ne le voit que trop bien en ces jours où les philosophes parlent de l’avant ou de l’après, mais doivent se résoudre, pour le présent, à n’être que les mouches du coche, ou du moins les supporters aussi motivés qu’incompétents. Car en effet, pour le présent, la philosophie ne suffit pas. On ne peut s’en tenir à elle. Il faut changer de registre, franchir le cap de l’expérience et s’aventurer dans l’incertitude de l’action, où chaque pas tente de se transformer en une preuve. Dans certaines situations, il n’y a que par l’action que l’on peut être fixé. Quand la pensée se décourage devant l’ampleur de la tâche, l’action, plus humble, s’encourage d’un résultat engrangé, puis d’un autre. Et ainsi parviendra-t-elle parfois au bout de tâches dont la pensée n’aurait pu être que l’impuissante commentatrice.
Si donc l’optimisme me semble souvent plus intéressant que le pessimisme, c’est parce qu’il est plus complet : il conjugue la pensée et l’action. Ce n’est pas pour cela qu’il est sans faiblesse, car il risque toujours de prendre ses désirs pour des réalités, et de justifier tous ses efforts par un volontarisme déplacé. Mais même alors conservera-t-il cette noblesse : celle d’avoir essayé, le vrai tremplin de ceux qui ont réussi.